A lire doucement en temps de canicule...Histoire de Groix...jusqu'en 1938!


LA CROIX DU 28 AOÛT 1938 - VISIONS DE PROVINCE

LES GRÉSILLONS

A trois milles en mer, et parallèle à la côte, l’île de Groix étire, sur huit kilomètres, se haute carapace piquetée de maigres bouquets d'arbres et semée de villages aux maisons blanches d’où les clochers sont absents. On y trouvait pourtant, naguère, dix sept chapelles bénies, vouées aux saints de la Bretagne. Du continent, par les journées claires de l’été, on aperçoit, accrochées aux flancs du plateau rocheux, les coquettes villas de Port-Lay et de Port-Tudy, les deux havres de l'île, et, sur les hauteurs, le gros bourg de Groix, où pointe, au-dessus des clochers qui l’environnent, la flèche en pyramide de son église paroissiale. L'île de Groix, qu’une chaîne de récifs rattache à la pointe de Gâvres, portait aux temps historiques le nom d’île de la Sorcière — Enez ar Groach — transformé par des altérations successives en celui qu’elle arbore de nos jours. Ce nom avait sans doute pour origine, la présence sur ces rocs désolés d’un collège de druidesses, qui, la chevelure au vent et la robe balayant l’écume des vagues, passaient pour rendre des oracles et présidaient à la fureur des tempêtes. Les Romains y firent une courte apparition mais n’y séjournèrent pas, quoi qu'on ait donné le nom de camp romain à certaine redoute qui fut plutôt un ouvrage postérieur de défense ou de guet contre les incursions des Normands. Toujours est-il qu’au Vème siècle, Groix était inhabité.

Lorsque les Bretons insulaires, poursuivis par les hordes saxonnes, prirent la mer sous la conduite de leurs moines et vinrent se réfugier en Armorique, beaucoup de régions désertes s’offrirent à leur dénuement immérité. Saint Tudy, le premier, visita Groix avec ses émigrants, mais devant l’aridité du lieu, il préféra regagner le continent, où il fonda dans la petite localité qui porte son nom — l’ile Tudy — un monastère que mirent à sac, vers l’an 900, les rouges pillards de Scandinavie. Peu après son passage, un autre saint moine, Gunthiern, débarqua sur l’abrupt rocher en compagnie d’une troupe de fuyards et suivi de nombreux anachorètes. Bientôt l’île fut couverte d’ermitages d’où la prière montait vers le Seigneur, autour desquels aussi la glèbe aride se fertilisait, procurant aux premiers habitants une nourriture suffisante. Avec la péche, dans ce pays où le poisson pullulait, naquit l’abondance qui permit d’accueillir charitablement les malheureux exilés venus par intervalles chercher asile dans ces parages. Vers l’an 550, saint Gwenaël groupa les moines solitaires et fit construire un couvent qu’environnèrent bientôt les humbles demeures des réfugiés. Et tout marchait à plaisir dans cette communauté soumise è des hommes de Dieu: ils veillaient sur les Âmes et sur les biens de leurs compagnons d’infortune. Des bannis, accourus de régions éloignées et fort diverses, des naufragés jetés sur les écueils par l’ouragan et recueillis se mêlèrent peu à peu à la population primitive et en firent un amalgame de races dont certaines particularités s’observent encore de nos jours. Mais voici que font irruption les pirates du Nord, montés sur leurs drakkars rapides, aux proues décorées d’images de monstres fantastiques ou de déesses sanguinaires. A ceux-là, il faut de l’or, de la rapine, des flammes. Les pauvres gens de l’île, désarmés, cherchent un refuge dans les cavernes profondes qui découpent le littoral. Oh les trésors que l’on chercherait en vain, ensevelis dans ces cachettes impénétrables, tant était puissante la volonté de les soustraire aux forbans inhumains et si subtile l’ingéniosité des receleurs I Enfin, le calme se rétablit et Groix vécut derechef des heures tranquilles. En 1384, nous la retrouvons sous la domination des ducs de Rohan à l’orgueilleuse devise : « Roy ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ». Domination agréable, exempte d’inquiétudes et de soucis, sauf celui de payer la redevance annuelle. Durant les guerres de succession de Bretagne, où s’affrontèrent tous les seigneurs de l’un et l'autre partis, tenants de Charles de Blois et tenants de Montfort, les troubles ne gagnèrent point la principauté insulaire, malgré le voisinage d’Hennebont, la citadelle et le centre de résistance de Jeanne la Flamme, la mère du Cygne (1). Plus tard, sous la Ligue, Mercœur ayant occupé Port-Louis, considéré comme l’une des meilleures places fortes de Bretagne, Groix fut en butte aux incursions des Espagnols, alliés du duc. Et pendant ce temps-là, les successeurs des moines de saint Gunthiern, partagés entre les prières et les travaux agricoles, prenaient soin de leurs chers Grésillons et pourvoyaient autant qu’il était en leur faculté à leur entretien. Voici qu’en 1616 Monseigneur de Vannes propose à ces religieux d’abandonner leur pouvoir temporel au clergé séculier. Ceux-ci le cèdent de grand cœur à messire Julien le Milloch, qui continue la tradition et établit le premier registre paroissial d’état-civll. Mais la détresse du casuel ne lui permet pas de vivre et l’oblige à donner sa démission. L’abbé Leget lui succède et, pourvu d’un bénéfice octroyé par son évêque, il prend le titre de vicaire perpétuel de l’île. La guerre éclate sur les entrefaites : l’Angleterre et la Hollande, rivales maritimes d’autrefois, font alliance contre le royaume des fleurs de lys. Cependant, malgré leurs croisières autour de Groix et leur surveillance de la rade de Lorient, ils se gardèrent bien de débarquer. Après une légère accalmie, les hostilités reprennent contre les mêmes adversaires et de nombreuses flottes couvrent la mer, de Concarneau à Belle-Isle. A cette époque, l’abbé Uzel, qui avait remplacé le vieux vicaire Le get, venait de se nommer à la dignité de recteur. « L’an de grâce 1696, le 14ème jour de juillet, on vint l’avertir que vers le soir les ennemis avaient pris pied à terre et ravagé, pillé, brûlé tant maisons que bestiaux et que les églises avaient été brûlées et les cloches enlevées.» C’étaient des huguenots : ils faisaient la guerre aux papistes. L’abbé Uzel, n’étant pas sur ses gardes, n’avait pu aviser. Or, en 1702, une escadre anglaise, commandée par l’amiral Roock, croisait devant Belle-Isle ; l’amiral, voulant s’emparer de Groix, détache quatre vaisseaux avec ordre de mettre à terre leurs troupes au moment opportun. Les navires sont en vue : on accourt chez le recteur. » Il ne faut pas, songe celui-ci, que ces mécréants détruisent ce qui me reste de chapelles. » Dans ce but, il rassemble toutes les femmes et les quelques vieillards restés dans l'île, car tous les hommes sont partis sur les vaisseaux du roi, les invite à se rendre, en emmenant leurs vaches et leurs chevaux, sur une hauteur qui domine l’océan. Là, suivant son conseil, les femmes se tressent une perruque du noir varech mis à sécher sur la lande, s’affublent d’un corsage et d’un bonnet rouges, se munissent de longues gaules, et ainsi équipées escaladent leurs paisibles destriers. De plus, on dispose sur la falaise un grand nombre de ribots (barattes à beurre), l’ouverture tournée vers le large, et qui semblent, vus de loin, être des bouches à feu. Et la parade s’ébauche sous la conduite du recteur, qui enfle la voix pour clamer les ordres les plus brefs et les plus énergiques. L’amiral anglais, dit la tradition, devant ce déploiement imprévu de forces, crut à l’arrivée d’un renfort de dragons royaux et donna, au lieu du branle-bas de combat, le signal de virer de bord. L’île était sauvée. L’exploit eut du retentissement et le ministre Ponchartrain récompensa le recteur. Mais le bon prêtre s'intéressait davantage à ses ouailles qu’à lui-même : il demanda qu’on fortifiât son rocher. Ce fut long, et après bien des palabres on lui délivra, en 1705, sur l’avis favorable de l’intendant Clairambault, des canons et des armes impropres au service, et que les armées de Sa Majesté refusaient d’utiliser. La paix est encore revenue : les Grésillons retournent à leurs terres et à leurs travaux maritimes. Bientôt l’abondance règne, et quantité d’habitants s’acheminent vers la fortune; une ère nouvelle commence, le labeur soutenu engendre la prospérité. Voici la Révolution: Groix ne s’en émeut guère: la tourmente passe sur elle comme les nuées par les vents d’hiver. Elle n’y prend garde et laisse à quelques tyranneaux de village le privilège d’une mesquine inquisition politique. Par malheur, le curé du moment, faible et couard, prête serment è la Constitution civile du clergé; il perd aussitôt la confiance et le respect de ses paroissiens, qui l'injurient et le traitent de renégat : lassé enfin des persécutions continuelles et du mépris dont l’accablent ses amis et ses ennemis, il s’exile en Espagne..

En 1794, la coalition étrangère s’attaque à la France nouvelle : les vaisseaux anglais hantent la côte de Bretagne, sous le prétexte de venir en aide aux Chouans et aux Vendéens. Mais ces efforts simulés cachent leurs vrais sentiments, favorables aux discordes qui affaiblissent leur éternelle ennemie. Bloqués chez eux, les Grésillons sentent venir la misère. En 1892, le premier Consul fait fortifier toutes les côtes de France, A Groix, le général Morand installe ses batteries du Grognon et de la Pointe des Chats, rendant précaire tout essai d envahissement de l’île. Les hostilités continuent et sans cesse la patrie réclame le concours de ses enfants : on arme des troupes, on arme des vaisseaux, mais si les armées se couvrent de gloire et font le tour de l’Europe, la marine, hélas! n’éprouve que des revers. En 1808, on aperçut dans les « couraux de Groix un bâtiment français poursuivi par une division anglaise de cinqg vaisseaux. Encerclé par l'ennemi, le navire français, que commandait le capitaine de frégate Duperré, tient tête aux assaillants. L’amiral anglais, stupéfait et touché de cette résistance, lui crie au porte-voix : « Amène, ou je coule ! » Et Duperré, debout sur la dunette, dans le tracas de la mitraille, répond : « Coule, mais je n’amène pas ! » Et utilisant les dernières voiles qui lui restent, il se lance à la côte et échoue sa malheureuse épave sur une trêve de sable. Ce n’était là qu’un fait d'armes : la mer reste fermée à notre commerce. En 1815, les ports respirèrent; Groix se reprit à vivre : la pêche recommença, plus active que jamais. La sardine affluant, trois usines se montèrent pour le pressage et le séchage du poisson, qui s’expédia en barils dans toutes les directions. En 1830, les ducs de Rohan, toujours seigneurs de l’île, virent s’insurger les Grésillons, lassés de leur payer une contribution périodique. Le procès fut porté devant la Cour des Pairs, qui donna gain de cause aux pécheurs : ce fut la fin du vasselage. Dès lors, l’île de Groix n’eut plus d’histoire. N’ayant plus d’histoire, les Grésillons vécurent heureux. Séparés du continent par une mer parfois calme, plus souvent irritée, ils n’ont suivi qu'avec circonspection les luttes politiques et religieuses du siècle. Aujourd’hui, renseignés sur l’état d’esprit des populations environnantes, ils ne se sont pas laissé prendre aux appâts trompeurs d’un communisme de ruines et de divisions. Une seule chose est demeurée, qui attire sur eux l’attention du monde : l’aide aux naufragés. Que de fois, dans ces parages, aux écueils innombrables et aux violents tourbillons, ne sont-ils pas partis, dans leur frêle canot de sauvetage, au secours des malheureux que les vagues menaçaient d’engloutir! Combien d’hommes n’ont-ils pas sauvé, en héros obscurs, insouciants de la célébrité et qu’un espoir de parcimonieuse récompense laissait indifférents! Oh! les braves gens! Et leur foi ? Les poèmes de J.-P. Calloch en donnent la reflet; le barde tombé, à Urvilliers était bien le représentant de ces pécheurs hardis, à la peau rude et au cœur sans mensonge. Leur foi était jadis inébranlable, elle est toujours sincère, s’il faut en croire les manifestations récentes. Le 12 juin 1938, le printemps ramenait à Groix l’ouverture de la grande pèche. Et la coutume voulant que des bateaux, avant le départ, soient bénits par la main du prêtre, les habitants avaient préparé la solennité. Dans le havre de Port-Tudy, tous les thoniers, alignés bord à bord, avaient hissé le grand pavois, et, d’un mât à l’autre, les drapeaux multicolores flottaient eu l’honneur de Dieu. Dés le matin, l’île était en fête : les vapeurs lorientais avaient amené avec une foule de pardonneurs, la fanfare de Sainte-Anne-d’Arvor, qui, sitôt débarquée, mit en joie la population aux accents de ses pas redoublés. La grand'messe, solennelle et consolante, fut suivie par tous, petits et grands, réunis au tour de leur pasteur. 50 séminaristes de Kerlois, pépinière des Pères Blancs, étaient venus, sous la conduite de leurs maîtres, rehausser l’éclat des cérémonies. Dans l'après-midi, lorsque les Vêpres eurent été chantées avec cette ferveur qui fait accompagner è pleine voix les beaux chants grégoriens, la procession s’organisa pour aller bénir les barques et la mer. Longue théorie d’enfants vêtus de leurs plus beaux atours, de jeunes gens, de croix et de bannières, des Pères à la blanche soutane, des prêtres dont l’officiant portait l’étole d'or. Et, derrière le clergé, une foule d’hommes, auxquels la vie du large a donné une teinte de bronze et une croyance généreuse, chantaient des cantiques en l’honneur de Dieu, de la Vierge Marie et de sainte Anne d’Armorique. Dans la rade-abri, simple échancrure de la côte, fermée par deux digues parallèles, les pavil lons claquaient Joyeusement entre les falaises qui la dominent. Sur les quais, la procession se rangea, les prêtres montèrent sur la hauteur, et lorsque, après une allocution qui fut comme un sermon sur la montagne, le P. Queinnec, supérieur de Kerlois et fils de marin lui-même, étendit la main pour bénir les cotres enluminés, le silence s’étendit sur la foule et des yeux se mouillèrent. Puis, au bout de la jetée protectrice, le Père s’en fut consacrer les flots et demander au Maître qu’ils soient doux et favorables à leurs travailleurs.
Paul Nédéllec.
1-  Une gwerze, reproduite par H. de la Villemarqué, appelle l’héritier du duché, Jean IV de Bretagne, le Cygne.
par Retronews



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