C'EST DIMANCHE...LE JOUR DU FEUILLETON!

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Quelle surprise! Le 1er avril 1919, paraît ce petit conte dans le journal parisien LA PETITE REPUBLIQUE...Le Vieux Passage en vedette grâce à Job et Hélène...il y a quelques invraisemblances géographiques...partir du Vieux passage pour sarcler son champ et apercevoir les maisons aux toits bleus du bourg... un peu loin, heureusement que le remembrement a mis de l'ordre dans tout çà.
Reste à se demander qui était Henri EON, l'écrivain, peut-être amoureux éconduit d'une Hélène du village....

RECIT
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Dans le jardinet qui entoure la maison, au Vieux-Passage, Hélène regarde des fleurs écloses, des tiges qui tendent au
ciel leurs boutons luisants de sève, des roses sauvages, des reines-marguerites; du bleu, du jaune, du violet, du rouge, du vert, d'où se dégage une odeur âcre et sucrée de miel et d’amande... Mais, ce n’est pas aux fleurs qu'elle songe, et son beau visage pâle, sa taille longue et souple ne sont penchés vers le parterre coloré que pour avoir une contenance, car sa pensée - par delà les murettes grises et les champs dorés et le bras de mer tout bleu - accompagne sur la route de Plouhinec le groupe des parents et d’amis de son premier fiancé, Job Pilven, qui doit aller au bourg préparer les dernières formalités de son mariage avec Rose Manec. Comme, au loin, une cloche tinte, elle sent déjà — que sera-ce au jour de la noce? — un petit frisson à ses paupières, un serrement d'angoisse, et elle rentre dans la maison pour ne plus entendre. Mais la maison n’est pas vide. Sa mère, sa jeune sœur sont là qui la regardent sans bienveillance, comme une coupable, alors que c'est bien sa vie à elle, dont ses vingt ans ne sont pas sonnés, qui se trouve compromise, perdue peut être par cette mauvaise aventure. Devant cette muette hostilité des deux femmes, qu'un travail pressé retient au logis, elle capitule à sa façon, met dans son panier quelques provisions, prend son rateau et se dispose à sortir.
-        Je vais sarcler et chercher de l'herbe pour les bêtes;
On ne la retient pas et elle s'en va loin dans les champs, derrière le bois de sapins, dans sa tenue de travail, jupe courte, corsage de percale, ses cheveux blonds abondants serrés dans une coiffette à jour. Elle va par des petits chemins creux où elle ne rencontre que des familiers qui lui disent bonjour au passage; elle sourit crânement des lèvres et de la voix, tandis que ses yeux sont pleins d’ombre et de tristesse et que son cœur bat si fort. Son râteau sur l’épaule droite, son panier au bras gauche, la taille cambrée, elle marche vite avec une hâte d'être rendue.  Son chien « Tant Pis » la suit, la précède, l'entoure, jappant, sautant jusqu’à la sapinière où elle s’arrête. Ici, du moins, elle sera tranquille pour songer à sa peine, sans que pèse sur elle le regard mécontent de sa mère qui pourtant est seule responsable de tout ce qui est arrivé.  
Pour la centième fois, elle remonte le cours des événements qui ont bouleversé son existence. Voilà: depuis longtemps, depuis qu'elle a eu seize ans, Job Pilven lui causait, d’abord le dimanche, sur le petit port où garçons et filles vont se promener et s’asseoir l'après-midi; ensuite, aux Pardons d’été, où, après la fêle religieuse, on se répand autour d’une chapelle près des cabarets en plein vent et des boutiques de bimbloterie. Dans la semaine. il allait en mer, pour la sardine et le chalut et, chaque samedi, au retour, il avait une heure pour Hélène, souvent ici, en ce même endroit, dans ce champ désert, à l’abri des bois de pins.
Montée sur une roche entourée de ronces qui émerge du sol et permet de voir au loin l'entrée des bateaux dans la rivière, elle savait par avance quand il aborderait. Sans se l'être jamais dit, leur rendez-vous tenait d’une semaine à l’autre, à moins qu’il ne fit mauvais temps, plus tôt ou plus tard, suivant la marée; et il ne prenait fin qu'au soir, à la nuit tombante, heure à laquelle il l’aidait à ramener sa brouette chargée d'herbes et de légumes.
Ils correspondirent régulièrement, lors qu’il partit au service, sans que sa mère s’en montrât mécontente. En permission, sa première visite était pour elle; chaque fois, ils s’étaient dit les choses les plus douces de ceux qui s’aiment, et Hélène aux yeux de gazelle, au fin profil, à la silhouette gracieuse, aimait vraiment son Job un peu fruste, plus qu’aucun des autres qui la trouvèrent belle et la courtisaient.
A la suite d’un mauvais propos, d’un coup de jalousie peut-être, il n'avait plus écrit. Il était alors à Bizerte sur un torpilleur. Pendant quatre mois, il était resté silencieux C’est alors que la mère d’Hélène reçut la visite d’une « darbaudeuse», autrement dit une faiseuse de mariages, qui venait parler pour un second-maître canonnier, Pierre Gelin, « sûr d’avoir une belle place après son service ».
La lutte dura plus de deux semaines et fut cruelle pour Hélène: sa mère trouvait le parti bon, bien plus flatteur, plus avantageux que celui de Job, qui était pauvre, sans autre avenir que sa pension d’inscrit, plus tard, et la vie difficile du pécheur toujours dehors par tous les temps.
— Ecoutez moi bien, Hélène! sachez que Job ne pense plus à vous: il veut se marier avec Rose Manec. Il est à Brest maintenant et on va publier leurs bans. C’est pour bientôt, ma fille, je vous assure. Humiliée, confuse et triste, se croyant vraiment délaissée, Hélène, un peu par froissement d’amour-propre, écouta l'argument de sa mère: elle annonça quelle épouserait Pierre.
Or Job, averti .par la rumeur, perdit toute retenue. Il aimait toujours Hélène et sans réfléchir aux conséquences de sa colère, d’un geste fâcheux, déplorable, geste de rustre exaspéré, il fit remettre à Pierre Gelin, établissant ainsi grossièrement sa priorité, des lettres reçues d’Hélène, de bonnes lettres, douces, confiantes, passionnées, qui ne lassaient aucun doute sur l'intimité de leur tendresse.
Pierre, au dépôt de Brest aussi, lui, vint pour quarante-huit heures et demanda des explications. Elles furent brèves; Hélène eut le courage de déclarer qu’elle ne regrettait rien de ses lettres et que, bien certainement, elle aimait toujours Job.
 — Malgré tout ce qu’il a fait, il peut venir demain et je ne lui garderai pas rancune. Pierre se retira et le projet de mariage n’alla pas plus avant.
Cependant, autant par dépit que par vengeance, Job s’était en effet fiancé avec cette Rose Manec dont parlait la mère d'Hélène, et dans quelques jours, leur mariage serait consommé.
Hélène n’aurait pas cru à la réalité des faits si on ne lui avait assuré qu'aujourd’hui même, on doit aller au bourg, à la mairie et à l’église pour arrêter l'heure et le jour de la cérémonie...
Dans la sapinière où elle s’est réfugiée, loin du chemin, elle s’assied au revers d’un fossé. Elle voudrait s’anéantir, ne penser à rien. Mais le ciel de midi lui entre dans les yeux comme le scintillement obsédant d’un miroir; les pins surchauffés répandent une forte odeur de résine qui I'incommode.
Elle voudrait ne penser à rien et son cœur est si douloureux qu'elle se presse la poitrine des deux mains. Elle a voulu prier comme autrefois, quand elle était petite et fervente et répétait avec foi des mots mal compris; mais elle n’a plus retrouvé de formules pieuses et ses mains se sont jointes vainement dan un geste suppliant... Elle restera là tout le jour, car elle sait bien que les gens de la noce vont circuler, se promener de village en village, d’un débit dans un autre débit. C'est la coutume, un peu barbare de commencer la fête par boire le jour où l'on règle les détails de la noce. On viendra peut-être au Vieux-Passage, non loin de chez elle. Elle manquerait de courage devant sa mère et sa sœur; elle préfère souffrir toute seule ici.
Son chien la rappelle aux réalités. Il a faim; il secoue le panier où se trouvent les petites provisions: des sardines frites et du pain dont elle lui donne une grosse part, gardant pour elle à peine quelques bouchée.
Dans l'après-midi, quand le soleil commence à baisser, son sarclage calme un peu ses nerfs. Puis elle se rassied sous les sapins. Plouhinec se dessine en arêtes vives sur le ciel lumineux, maisons basses aux toits bleus autour de la haute église grise au clocher de pierre; le soleil est derrière; c’est le commencement du soir. Comme oette journée est longue à passer !
Son chien blanc posté près d'elle, l'oreille aux aguets, part tout-à-coup comme une flèche, et aboie violemment comme s’il poursuivait un lapin. Puis, on ne l’entend plus, et il ne revient pas, malgré les appels de sa maîtresse. Alors, endolorie, meurtrie, découragée, elle ramasse ses outils, son panier et se décide à rentrer au logis. Le ciel est déjà rose, la terre rouge, et les verdures s’atténuent de violet et de gris; la chaleur diminue. Elle va prendre le chemin le plus court, lors qu’on tournant le bois, sur la roche d’où elle regardait autrefois rentrer les barques, elle aperçoit la silhouette d’un homme qui caresse le petit chien. A n'en plus douter, c’est Job: Job, non pas en tenue de marin, ni en vêtements de cérémonie, mais en vareuse de pêcheur; il hésite à s’avancer. Tout de même, comme la jalousie la cloue sur place, il vient au devant d’elle.
      Tu as peur de moi, Hélène. Ne crains rien: je suis plein de chagrin de œ qui est arrivé, et je n’osais pas, depuis plusieurs jours, venir te parler.
      Pourquoi? Tu es venu au pays pour épouser Rose; qu'as-tu à me dire…
      Je n'épouse pas Rose... On lui a raconté des histoires sur tes lettres. Elle ne veut plus de moi... Je ne regrette pas... je me mariais par jalousie... On m’avait dit que tu aimais un autre... Hélène, pardonne-moi... Voici des lettres qui me sont restées, avec celles que Pierre m’a rendues... Je te les rapporte...
Il est très maladroit et il a les yeux humides en lui remettant quelques enveloppes froissées, fripées, tout ce qui reste de leur amour.
Hélène aussi est très émue.
      Tu as fait voir à tout le monde combien je t’aimais. Comme c'est méchant, Job! Personne à présent ne voudra plus de moi.., mais je ne regrette rien de ce que j’ai fait. Elle a posé sa charge et met les papiers dans son corsage.
Brusquement, Job l’a saisie dans ses bras. Il y a des gestes impulsifs qui, parfois, sont plus tendres et plus éloquents que des mots; Hélène sanglote et s’abandonne à l'étreinte.
Au crépuscule, ils ont rejoint le village aux maisons roses. Ils arrivent près de chez Hélène; dans le jardinet, devant sa mère et sa sœur, muettes de surprise, parmi les fleurs ambrées d’un dernier reflet du jour, ils s’avancent côte à côte.

Dans le grand silence, Hélène doucement s’exprime:
      Ma mère, c’est notre mariage à tous deux qu'on fera le plus tôt possible, si vous voulez bien... 
La mère n’a rien répondu. Un geste accueillant de ses mains, un signe de sa tète ont
seulement dit son assentiment. ...Du sol, encore tiède, monte une odeur acre et sucrée 
de miel et d’amande, émanation de sève, parfum de fleurs dont s'imprègne l'haleine
caressante du large à peine plus sensible qu’un souffle de sommeil.
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