LE PHARE DE KERDONIS – 18 AVRIL 1911 - Jour de bravoure ordinaire.
LE PHARE DE KERDONIS – 18
AVRIL 1911 - Jour de bravoure ordinaire.
Une femme, deux
enfants et... deux hommes sans qui nous ne connaîtrions pas cette histoire.
Nous sommes le 18 avril 1911, mardi de Pâques, il fait beau,
près de 18° au plus fort de la journée, mais le vent se mettra à souffler en
fin de journée.
Madame Eugénie MATELOT,
femme du gardien du phare de Kerdonis,
revient en fin de journée du bourg de Palais
où elle a raccompagné [20 Kms A/R env.]
sa fille aînée, venue pour les fêtes de Pâques.
Monsieur et Madame Alexandre MATELOT, 51 ans tous deux, sont mariés depuis 1884, 27 ans, et ont six enfants. L'aîné, malade est à l'hôpital maritime de Brest, la jeune fille raccompagnée est « factrice » dans un magasin de Palais ["vendeuse", le terme "factrice" venant peut-être d'Acadie], le second garçon est novice sur un navire marchand, les trois derniers vivent avec eux au phare, Marie, 14 ans, Charles, 13 ans et la petite Eugénie.
Eugénie BEDEX, fille du sémaphoriste d'Arzic à quatre kilomètres de Kerdonis, près de la plage de Port
Blanc, suivit son mari Alexandre à Hoëdic, île toute proche où l'on n'était
ravitaillé que tous les cinq-six jours durant la belle saison et, en hiver,
quand la tempête le permettait. Elle y vécut vingt ans, élevant sa famille,
soignant son mari atteint à deux reprises du scorbut.
Arrivée devant la maison, elle entend des cris de douleur
répétés, elle sait immédiatement qu'il s'agit de son mari qui, depuis quelques
jours, se plaignait de maux de ventre.
Elle le trouve alité, agité, il lui demande au bout d'un
moment d'aller allumer la lampe du phare, ce qu'elle fait aussi rapidement que
possible; quand elle redescend, il venait de succomber à une appendicite aiguë,
il était 20 heures. Affolée, elle doit consoler ses enfants, assurer les
premiers soins mortuaires à son mari.
Parvenant à dominer la situation, elle demande à ses enfants
d'aller vérifier que tout fonctionnait normalement dans la "chambre de
feu": ils redescendent aussitôt pour apprendre à leur mère que si la lampe
était bien allumée, le mécanisme de rotation - permettant le clignotement des signaux lumineux - lui, ne
tournait pas, en conséquence de quoi l'absence des signaux clignotants
habituels envoyés aux navires risquaient de mettre ceux-ci en danger.
La panne aurait été causée par un écrou non remis en place
par M. Matelot au moment de ses premiers malaises, bloquant ce mécanisme.
La mère, se rendant compte du danger immédiat, demande alors
à Marie et Charles de tourner manuellement la lanterne à tour de rôle, ils
s'exécuteront pendant les dix heures suivantes dans un état de peine et de
fatigue aisé à comprendre.
L'acte de bravoure est là: à un moment d'extrême peine, le
devoir a primé sans discussion, des marins ne devaient pas se trouver en danger
du fait de l'incident survenu au phare de Kerdonis, peut-être - et comment le
lui reprocher - Mme MATELOT a-t-elle pensé aussi à une sanction ultérieure de son
administration?
Le jour se leva enfin. Les voisins purent être prévenus, les
premières démarches entamées aussitôt comme de prévenir le responsable des
Ponts et Chaussées, lequel consigna dans son rapport : « Matelot, gardien du phare
de Kerdonis, décédé le 18 avril; l'allumage et le service de nuit ont été assurés par la veuve et ses enfants, treize
et quatorze ans»....
Après les obsèques, le défunt est immédiatement remplacé,
Eugénie se retrouve seule avec ses enfants face à leur avenir, le métier de
gardien de phare était peu payé, donc sans épargne à disposition.
Parmi les urgences, la plus vive était d'obtenir le
versement du salaire de "quinzaine" du mois d'avril, soit la somme
de 57 francs, ce qui représentait un
salaire mensuel de l'ordre de 100 francs.
C'est à partir de ce moment que l'histoire va nous être
connue: le percepteur, Monsieur RAISSAC, répond invariablement à Mme MATELOT
qu'il n'a rien pour elle, que le dossier n'avance pas là-haut, certains ont
tout de même laissé entendre qu'il n'avait pas présenté le dossier dans les règles voulues
mais la plupart ont considéré qu'il finit par être sincèrement choqué du silence froid de
l'administration dans cette affaire.
Abonné au Figaro, il décide d'écrire, le 3 juin, une lettre au
rédacteur en chef du journal, ne se doutant pas de l'effet qu'elle produira. Le
Figaro publie, le 6 juin, un article qui fera sensation, relayé par d'autres
grands journaux tels que le Temps et L'Illustration. L’engouement national est
immédiat. Le monde politique s'en émeut, réclame pour Madame MATELOT, la Légion
d'Honneur, on édite des cartes postales, Théodore Botrel, le chantre breton, y va de sa chanson. Sans attendre, le ministre des Travaux Publics lui remet la médaille
d’or du ministère de l’Intérieur et celle des Travaux Publics.
Pour venir en aide immédiate à la famille, une souscription est lancée
par Le Figaro: près de 20 000 Francs - l'équivalent de 60.000 euros d'aujourd'hui - sont réunis en quelques jours. A défaut
d'atténuer leur peine, la famille Matelot bénéficie de cet élan de générosité et
de notoriété pour percevoir aussi de son administration des indemnités de salaire compensatoires. Le journaliste du Figaro vient sur place remettre les premiers fonds de la souscription et,
surtout, Eugénie est engagée pour un nouveau poste au phare du Kernevel, à Lorient, son vœu secret étant d'être ultérieurement mutée au poste de Keroman, à Lorient,
qui pouvait être tenu par une femme seule, vœu effectivement exaucé plus tard.
Ainsi s'achève cette histoire pour l'année 1911. Madame MATELOT quittera donc l'île et installera sa famille à Lorient dans des conditions matérielles dont elle n'aurait pu rêver auparavant.
Aujourd'hui, internet permet de réécrire de telles histoires, notamment, la presse régionale ancienne devient de plus en plus accessible et, par le site de généalogie GENEANET, un article paru quelques jours après le décès de Madame MATELOT en 1935 nous permet d'en savoir un peu plus.
La famille partit donc vivre à Lorient en 1911, Madame MATELOT exerça son nouveau métier au Kernevel et Keroman. Elle décéda en 1935, 24 ans plus tard à 70 ans et le journal "Ouest Eclair" publia un article rappelant le passé, nous apprenons qu'elle connut un autre malheur, la perte d'une de ses filles, tuée dans un accident survenu au Kernevel sur son lieu de travail dans une usine de conserves mais aussi son fils Charles, le petit qui avait fait tourner la lanterne avec sa sœur, marié et monteur dans les P et T. Ainsi s'acheva la vie d'Eugénie, rue du Port à Lorient, elle rejoignit son mari Alexandre au cimetière de Locmaria.
Voyez, nous serions bien resté dans cette histoire un peu plus longtemps, nous aurions bien prolongé ce jour de bravoure ordinaire, peut-être en saurons nous plus bientôt...
J'ai joint en COMPLEMENTS la presse de l'époque, la chanson de Botrel et l'article d'ENVOR, revue dont je conseille la lecture, grâce à laquelle j'ai connu Kerdonis.